La perte exprime autant le fait d’avoir perdu
quelque chose, de ne plus le retrouver, que d’en être privé. En
psychologie, elle désigne la conséquence de la rupture ou de la séparation
d’une situation d’attachement qui induit dans une phase de deuil, ce processus
psychique par lequel le sujet parvient progressivement à se détacher d’une
réalité qui lui a échappé, y renonce, se résigne à en être définitivement
privé. Car, lors d’une perte significative, un être peut diversement,
donc pas forcément de manière linéaire, passer par un circuit qui va de la
rupture au désarroi avant de forcer au renouveau. Autrement dit, il
traverse cinq phases avant d’intégrer complètement son expérience, soit avant
de s’en délivrer et s’y adapter : le déni, selon l’ampleur du choc;
la colère; le marchandage subtil; la résignation dans l’abattement ou
la dépression; enfin, l’acceptation, qui révèle la libération assez complète du
sentiment d’attachement et l’ouverture au renouveau. La réaction peut
varier selon les sentiments et les contextes, parce qu’un grand choc peut
entraîner des perturbations mentales définitives, même pousser au désir
d’annihilation.
Blessant l’amour-propre et ramenant l’insécurité,
les pertes qui font le plus mal et durent le plus longtemps sont celles qui
démontrent hors de tout doute que tout est de sa faute. Car, rien
n’arrivant par hasard, tout reste de sa faute. Victor Hugo a fort bien
signalé : «La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime.»
L’écrivain et sociologue français Jean-Pierre Le Goff renchérit : «Il
n’y a aucun progrès qui ne se paye d’une perte.» En effet, nul ne peut
remplir une urne déjà pleine. Puisque tout être développe une vision
personnelle de la vie, qui s’écarte souvent de la réalité, ce qui le bouscule
le plus, dans la perte, c’est la surprise de s’être mépris : il est
ébranlé dans ses certitudes, pour avoir oublié que, puisque tout change et se
meut, tout se démontre éphémère, transitoire. Il apprend qu’il ne faut
jamais rien prendre pour acquis. Alors, même s’il était bien entouré,
tiré de sa routine et de sa zone de sécurité, incapable de maintenir le statu
quoi, c’est dans la solitude intérieure qu’il lui faudra apprivoiser les
inconforts et les inconvénients de sa perte.
Gilles Deslauriers, un psychothérapeute et
psycho-éducateur canadien, le confirme : «Et pourtant, la
perte fait quotidiennement partie de la vie, à tout âge. Tout
jeune, l’enfant connaîtra la perte de ses dents, le départ de la maison pour la
garderie ou l’école, la mort du père Noël. Certains vivront un
déménagement qui leur fera perdre des amis ou des professeurs, le décès de
grands-parents ou la perte d’un petit animal, la séparation de leurs propres
parents. L’adolescent perdra une première «blonde», un premier emploi,
ses illusions concernant la société «parfaite» dont il rêvait ou concernant ses
parents qu’il avait idéalisés ou encore l’image qu’il s’était fait d’un adulte.
Il perdra également sa dépendance et la sécurité qui s’y rattache.
L’adulte aura souvent à faire face à la perte de son emploi, à la perte
de ses rêves concernant ses enfants, à la perte d’une vision de société, à la
mise à la retraite, à la perte d’un statut, à la perte de sa jeunesse. La
personne âgée connaîtra de nombreuses morts dans son groupe d’amis ou de
connaissances. Elle aura aussi à faire face à une perte de santé ou
d’autonomie.» Et il poursuit : «D’autres événements suscitent
de nombreuses pertes: agressions, vols, accidents, changements technologiques,
faillites, perte du temps qui nous glisse entre les doigts. De plus, l’arrivée
d’immigrés au sein de notre communauté suscite de nombreuses pertes. Pour ces
nouveaux arrivants, il y a souvent perte d’une langue et d’habitudes
culturelles. Pour nous, du pays d’accueil, il y a perte de croyances
personnelles et d’une certaine sérénité, ébranlées par ce choc culturel.»
La souffrance qui accompagne une perte est
proportionnelle à la valeur qu’un être accorde à ce qui vient de disparaître ou
au degré de son vide intérieur qu’elle comblait artificiellement. Mais
elle a cela de bon qu’elle lui permet d’effectuer un recul et une remise en
perspective de manière à accéder à ses propres ressources intérieures et de
dégager une nouvelle vision de sa vie, une vision généralement plus conforme de
la réalité. Autrement dit, l’être gagne en conscience et en
maturité. Alors qu’une partie de son univers s’écroule ou bascule, son
existence immédiate perd temporairement son sens. Aussi, dans une
tentative pour sauvegarder son intégrité et son identité personnelles, souvent
chèrement acquises, s’il ne désespère pas et n’opte pas pour des moyens
radicaux, pour oublier ou pour mettre un terme à sa souffrance, il nie d’abord
la réalité, puis, devant l’inexorable, il exprime sa colère, il sombre
dans le désarroi, avant de se soumettre, de lâcher-prise, d’accepter la réalité
et de passer à autre chose. Ainsi, toute perte porte généralement vers le
changement et la rénovation. Les gens qui ont frôlé la mort ou ont subi
un grave accident confirment généralement que l’imminence d’une perte
d’importance transforme la conscience, ramène à l’essentiel de sa raison de
s‘être incarné.
En fait, ce qui dérange le plus, dans une perte,
c’est la perte de contrôle qui, dans le vécu quotidien, semble donner du
pouvoir et rassure tant. Stephen Levine, un auteur et professeur
étasunien, a dit : «Le contrôle représente notre tentative d’aligner
le monde sur nos désirs personnels. Lâcher prise au contrôle signifie dépasser
l’aspect personnel pour nous fondre à l’univers. Il est terrorisant de lâcher
prise… La plupart des gens identifient la liberté à leurs capacités de
satisfaire leurs désirs… Or, ce n’est pas la liberté, mais une sorte
d’esclavage. Être libre, c’est être capable d’avoir, comme de ne pas
avoir ce que nous désirons en demeurant dans l’ouverture du cœur.»
La perte signale la nécessité de mettre un terme
à une attitude, à un comportement, à une relation, pour repartir sur des
fondements nouveaux. Puisqu’un être a négligé de porter attention à
certains éléments d’une situation ou d’employer certains moyens efficaces
connus, il s’est vu supprimer quelque chose, il a vu une réalité lui filer
entre les doigts, incapable de la retenir. À moins d’avoir agi de façon
précipitée, toute perte est symptomatique d’un désordre ou d’une tension
intérieure. Car il n’y a rien de tel que la résistance pour empêcher une
énergie de circuler. Elle peut diversement éclairer la précipitation
consécutive à l’angoisse; le peu de prix qu’on attache à la chose perdue ou le
peu d’estime qu’on a pour la personne qui l’a donnée.
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