Les esprits ont-ils toujours une
substance, une impression humaine ? Et s’ils étaient partout dans le vivant, de
l’oiseau au rayon de soleil, avec chacun quelque chose à nous apprendre ? Dans
son livre « Comment la terre s’est tue », David Abram nous partage cette vision
des cultures orales.
Les esprits ont-ils toujours une substance, une impression humaine ? Et s’ils étaient partout dans le vivant, de l’oiseau au rayon de soleil, avec chacun quelque chose à nous apprendre ? Dans son livre « Comment la terre s’est tue », David Abram nous partage cette vision des cultures orales.
La maison familiale avait été, comme la plupart des
maisons sur cette île tropicale, bâtie à proximité de plusieurs nids de
fourmis. Comme on faisait beaucoup la cuisine dans l’enclos (où demeuraient,
outre le Balian, son épouse et leurs enfants, différents membres de leur
nombreuse famille) et qu’on procédait aussi à la préparation minutieuse
d’offrandes de nourriture pour les rituels et les fêtes dans les villages
voisins, le sol et les bâtiments étaient vulnérables à l’invasion d’une
population considérable de fourmis. De telles invasions peuvent aller d’une
nuisance occasionnelle à un siège périodique, voire même permanent. Les
offrandes quotidiennes servaient donc à empêcher de telles attaques de la part
des forces naturelles qui entourent (et supportent) la terre familiale. Les
dons de riz quotidiens gardaient les colonies de fourmis occupées et,
vraisemblablement, satisfaites. Leur disposition régulière, au coin des
différents bâtiments de l’enclos, semblait établir une certaine frontière entre
la communauté des humains et celle des fourmis. Honorant cette frontière par
des présents, les humains espéraient, semblait-il, pouvoir persuader les
fourmis de la respecter elles aussi et de ne pas entrer dans les
bâtiments.
Pourtant je restais intrigué
par l’affirmation de mon hôtesse selon laquelle il s’agissait de présents «
pour les esprits ». Il faut reconnaître que, entre notre notion occidentale d’«
esprit » (si souvent décrit en contraste avec la matière ou la « chair ») et
les présences mystérieuses que les cultures tribales et indigènes respectent
tant, une certaine confusion a toujours régné. J’ai déjà fait allusion aux
malentendus grossiers liés au fait que les premiers à étudier ces coutumes
aient été des missionnaires chrétiens qui n’étaient que trop disposés à voir
des esprits occultes et des fantômes immatériels là où les membres de ces
tribus offraient simplement leur respect aux vents locaux. Alors que la notion
d’« esprit » en est venue à avoir, pour nous Occidentaux, des connotations
avant tout anthropomorphiques ou humaines, cette rencontre avec les fourmis fut
la première d’une série d’expériences qui m’ont suggéré que les « esprits »
d’une culture indigène étaient avant tout ces modes d’intelligence ou
d’attention qui ne possèdent pas une
forme humaine.
En tant qu’humains, nous
connaissons bien les besoins et les capacités du corps humain – nous vivons nos propres corps et nous connaissons donc, de
l’intérieur, les possibilités de notre forme. Nous ne pouvons connaître avec la
même familiarité et la même intimité l’expérience vécue d’une couleuvre à
collier ou d’une tortue serpentine ; il nous est difficile d’avoir une
expérience précise des sensations d’un colibri collectant, à petites gorgées,
le nectar d’une fleur, ou d’un hévéa absorbant la lumière du soleil. Et,
pourtant, nous savons ce que l’on sent en buvant l’eau fraîche d’une source ou
en se prélassant et en s’étirant au soleil. Notre expérience peut être sans
doute une variante de ces autres modes de sensibilité, néanmoins nous ne pouvons,
en tant qu’humains, faire l’expérience précise des sensations vivantes d’une
autre forme. Nous ne connaissons pas de manière tout à fait claire leurs désirs
ou leurs motivations.
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